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Dr. Jacques Pauwels : Le
soi-disant « national-socialisme » d’Hitler, en réalité pas du tout
une forme de socialisme, était la variante allemande du fascisme, et le
fascisme était une manifestation du capitalisme, la manière brutale et cruelle
dont le capitalisme s’est manifesté dans l’entre-deux-guerres en réponse à la
menace de changement révolutionnaire incarnée par le communisme, et à la crise
économique de la Grande Dépression. Dans
la mesure où Hitler a personnifié la variante allemande du fascisme, on peut en
effet le qualifier d’« instrument » du capitalisme. Cependant, comme je le mentionne dans mon livre, le
terme « instrument » est vraiment trop simpliste. Il serait plus
exact de définir Hitler comme une sorte d’« agent », un être humain
complexe avec un esprit propre, agissant au nom du capitalisme allemand mais
pas toujours en accord avec les souhaits des capitalistes, plutôt qu’un simple
« instrument » ou « outil » du capitalisme allemand. Cela
explique pourquoi les capitalistes allemands n’ont pas toujours été parfaitement
satisfaits des services d’Hitler. Mais l’avantage de cet arrangement était que,
après l’effondrement de l’Allemagne nazie, ils ont pu blâmer
l’« agent » pour tous les crimes qu’il avait commis en leur nom.
Le capitalisme n’a-t-il pas un besoin vital
du nazisme et du fascisme ?
Le capitalisme est un système socio-économique très flexible qui
est capable de fonctionner dans différents contextes politiques. C’est
certainement un mythe que le capitalisme, appelé par euphémisme « marchés
libres », est une sorte de jumeau siamois de la démocratie, en d’autres
termes, que l’environnement politique préféré du capitalisme est la démocratie.
L’histoire nous montre que le capitalisme a prospéré dans des systèmes très
autoritaires et a soutenu ces systèmes avec enthousiasme. En Allemagne, le capitalisme s’est extrêmement bien
comporté lorsque Bismarck a dirigé le Reich d’une main de fer. L’Allemagne est
restée capitaliste à 100% sous Hitler, et le capitalisme a prospéré sous
Hitler, avant et pendant la guerre, comme je l’ai démontré dans mon livre. Le
capitalisme est également capable et désireux de s’associer à la démocratie, en
particulier si des réformes démocratiques semblent nécessaires pour dissiper la
menace d’un changement révolutionnaire, par exemple après la Seconde Guerre
mondiale, lorsque des réformes politiques et sociales démocratiques (l’État
Providence) ont été introduites en Europe occidentale pour faire dérailler les
revendications beaucoup plus radicales, voire révolutionnaires, formulées par les
mouvements de résistance dans des pays comme l’Italie et la France. On pourrait
dire que, pour poursuivre ses objectifs de maximisation des profits, le
capitalisme est prêt à utiliser la « carotte » de la démocratie ainsi
que le « bâton » du fascisme et d’autres formes d’autoritarisme,
telles que les dictatures militaires.
La montée des groupes néonazis et fascistes à
travers le monde ne sert-elle pas le grand capital et l’oligarchie qui gouverne
le monde ?
Comme
mentionné précédemment, le fascisme est une manifestation du capitalisme. En
d’autres termes, c’est la façon dont le capitalisme, tel un caméléon, ajuste sa
couleur à un environnement social et politique changeant. Le fascisme
historique des années trente, personnifié par des personnages comme Mussolini
et Hitler, reflétait la réponse du capitalisme, en Italie et en Allemagne, à la
double menace du changement révolutionnaire à la russe et de la Grande
Dépression. Après la Seconde Guerre mondiale, lorsque le fascisme était
vraisemblablement mort et enterré, le capitalisme, en particulier le
capitalisme américain, s’est appuyé sur des systèmes néo-, quasi- ou
crypto-fascistes pour neutraliser des menaces similaires. Par exemple au Chili,
où Pinochet a été porté au pouvoir pour empêcher des réformes radicales et pour
permettre aux capitaux d’investissement américains de s’installer en toute
sécurité dans le pays. Aujourd’hui, des problèmes économiques et sociaux
toujours plus importants associés à des menaces révolutionnaires réelles ou
perçues, ont fait que le capitalisme a donné naissance, dans un certain nombre
de pays, à des partis et mouvements politiques fascistes ou, si vous préférez,
quasi ou néofascistes. Pour l’instant, le capitalisme n’a pas besoin d’amener
ces fascistes au pouvoir ; mais ils s’avèrent très utiles car, comme Hitler
avec son antisémitisme, ils détournent l’attention du public des défauts du
système capitaliste en rejetant la faute sur des boucs émissaires (de
préférence de couleur) tels que les musulmans, les réfugiés, les Chinois et les
Russes. L’écrivain allemand Bertolt Brecht nous a mis en garde de façon
poétique, faisant allusion au fascisme hitlérien et à la capacité intacte du
capitalisme à générer de nouvelles formes de fascisme :
* »Le monde a failli être dirigé par un tel monstre !
Heureusement, les
nations l’ont vaincu.
Mais ne nous réjouissons pas trop vite
Le ventre d’où il a surgi est encore fertile. »
(« La résistible
ascension d’Arturo Ui »)
L’Union européenne accuse l’URSS d’avoir
déclenché la 2e Guerre
mondiale. Qu’en pensez-vous ?
Blâmer l’URSS et, par conséquent, l’État russe qui lui a succédé,
pour la Seconde Guerre mondiale est une déclaration purement politique. Cela
constitue une distorsion monstrueuse et honteuse de l’histoire. Dans les années
30, l’Union soviétique a cherché pendant des années à établir une alliance
anti-hitlérienne avec la France et la Grande-Bretagne, mais elle a été rejetée
à maintes reprises. La raison à cela réside dans le fait que les hommes au
pouvoir à Londres et à Paris ne voulaient pas entrer en guerre aux côtés des
Soviétiques contre Hitler mais voulaient que Hitler utilise la puissance
militaire de l’Allemagne pour marcher vers l’est et détruire l’Union soviétique
pendant qu’ils regarderaient joyeusement depuis les coulisses. Hitler voulait
certainement la guerre, c’est pourquoi on lui reproche à juste titre d’avoir
déclenché la Seconde Guerre mondiale. Mais les dirigeants français et
britanniques méritent une part de responsabilité car ils ont encouragé Hitler
et l’ont soutenu avec leur politique d’« apaisement », par exemple en
lui offrant la Tchécoslovaquie sur un plateau d’argent dans le cadre du
tristement célèbre pacte qu’ils ont conclu avec lui à Munich en 1938.
En blâmant l’URSS, les politiciens et les médias
occidentaux ne cherchent-ils pas à dissimuler leur propre sale histoire de
collaboration avec Hitler et le nazisme ?
En effet, en
blâmant l’Union soviétique, les pays « occidentaux », ou du moins leurs
dirigeants, cherchent à détourner l’attention de leur propre rôle dans le
déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Par le biais de leur infâme
politique d’apaisement, les dirigeants britanniques et français ont encouragé
et facilité les plans de Hitler pour une « croisade » contre l’Union
soviétique. Et l’élite des entreprises et des finances des pays occidentaux, y
compris les États-Unis, a collaboré très étroitement – et de manière très
profitable – avec Hitler, comme je l’ai démontré dans mes livres « Big Business avec Hitler »
et « Le Mythe de la bonne
guerre ».
Dans vos ouvrages « Big Business
avec Hitler » et « Le Mythe de la Bonne Guerre : Les USA et la
Seconde Guerre mondiale » vous démontez le mythe de la
« libération » de l’Europe par les États-Unis alors que l’on sait que
c’est la victoire de Stalingrad par les Soviétiques qui a été le tournant de la
guerre. Dire que les États-Unis ont libéré l’Europe n’est-il pas un autre
mensonge historique ? Les États-Unis n’ont-ils pas tout simplement colonisé l’Europe ? Comment
expliquez-vous la dépendance de l’Europe vis-à-vis des États Unis et le fait
que les Européens suivent toujours la politique impérialiste des USA ?
L’OTAN n’est-elle pas devenue obsolète ?
Il est vrai que l’Union soviétique a apporté la plus grande
contribution, et de loin, à la victoire des Alliés. Si l’Armée rouge n’avait
pas réussi à arrêter le rouleau compresseur nazi devant Moscou en 1941 et à
remporter des victoires importantes à Stalingrad et ailleurs, Hitler aurait gagné
la guerre. Mais les nazis avaient la machine de guerre la plus puissante que le
monde ait jamais vue, et la vaincre nécessitait la contribution de toutes les
armées alliées et aussi des mouvements de résistance. On ne peut nier que
l’armée américaine a également apporté une contribution importante ; cependant,
les dirigeants américains ont profité de la présence de leur armée en Europe
occidentale pour établir leur hégémonie sur cette partie du monde. À bien des égards, ils n’ont pas vraiment
« libéré » les pays d’Europe occidentale. Aujourd’hui
encore, l’Allemagne n’est pas « libre » de demander aux troupes
américaines de quitter son territoire, et la Belgique et les Pays-Bas doivent
tolérer la présence à l’intérieur de leurs frontières de bombes atomiques
américaines. Le président français Charles de Gaulle n’était pas loin de la
vérité lorsqu’il a décrit la libération américaine de la France comme une
seconde « occupation », faisant suite à l’occupation allemande.
Contrairement aux Allemands et aux Belges, il a eu le culot d’exiger que les
troupes américaines quittent la France, et c’est l’une des raisons pour
lesquelles la CIA semble avoir été impliquée dans divers attentats contre sa
vie. Mais même de Gaulle n’a pu éviter d’adhérer à l’OTAN, qui n’est pas du
tout une alliance d’égaux, mais un club de « satellites » européens
des États-Unis, strictement contrôlé par le Pentagone, et fonctionnant comme un
département de vente et de relations publiques du « complexe
militaro-industriel » américain. L’OTAN a été créée à l’origine pour
défendre l’Europe occidentale contre une menace totalement fictive émanant de
l’Union soviétique et aurait donc dû être dissoute après l’effondrement de
l’« empire du mal ». Pour les
États-Unis, cependant, l’OTAN
est un instrument très utile et puissant pour contrôler l’Europe. Et en effet,
ce contrôle, cette hégémonie, a été établi par les États-Unis dans les mois qui
ont suivi le débarquement de leurs troupes en Normandie en 1944. Ironiquement,
cet exploit n’aurait pas été possible si l’Armée rouge n’avait pas porté des
coups mortels à l’Allemagne nazie bien plus tôt.
L’intervention
américaine en Europe pendant la deuxième guerre mondiale n’est-elle pas tout
simplement une guerre capitaliste ? Ne sert-elle pas en premier lieu
les intérêts de l’impérialisme US et son complexe militaro-industriel ?
La Seconde Guerre mondiale s’est résumée à deux guerres en une
seule. D’une part, il s’agissait bien d’une guerre « capitaliste »,
ou plutôt d’une guerre « impérialiste ». L’impérialisme était/est la
manifestation internationale, mondiale du capitalisme, impliquant la
concurrence et le conflit entre les principales puissances
capitalistes/impérialistes sur des territoires regorgeant de desiderata tels
que les matières premières (comme le pétrole) et la main-d’œuvre bon marché. La
Première Guerre mondiale était un conflit impérialiste, mais elle n’a pas réglé
les choses, alors les puissances impérialistes sont entrées en guerre une
seconde fois. Les États-Unis sortiraient de ce conflit comme le grand gagnant,
grâce, ironiquement, à la défaite écrasante de l’Union soviétique face à
l’autre candidat à la suprématie impérialiste, l’Allemagne nazie. En même
temps, la Seconde Guerre mondiale était aussi un conflit entre le
capitalisme-impérialisme et le socialisme, incarné par l’Union soviétique.
C’est une ironie de l’histoire que les deux types de conflits aient fusionné,
produisant des contradictions telles que l’alliance de facto de l’Union
soviétique socialiste, intrinsèquement anticapitaliste et anti-impérialiste,
avec deux puissances impérialistes antisocialistes, les États-Unis et la
Grande-Bretagne. La guerre a servi les intérêts de l’impérialisme américain en
ce qu’elle a permis aux États-Unis d’émerger comme le numéro un incontesté de l’impérialisme.
Mais l’issue de la guerre était imparfaite car elle signifiait aussi un
triomphe pour l’Union soviétique anti-impérialiste. C’est pourquoi,
immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, Washington a commencé une
nouvelle guerre, la « Guerre froide », avec pour objectif rien de
moins que l’élimination de l’Union soviétique.
L’impérialisme US n’a jamais cessé une politique
de guerre et de coups d’État à travers le monde. Les guerres impérialistes qui
ont ravagé l’Irak, l’Afghanistan, la Libye, la Syrie, le Yémen, etc. ne
sont-elles pas symptomatiques de la barbarie de l’impérialisme US ?
Historiquement, l’impérialisme américain a poursuivi ses objectifs
de manière systématique, impitoyable et, pourrait-on ajouter, non seulement
ouvertement mais aussi furtivement, via la guerre ouverte, la guerre
économique, la déstabilisation, le sabotage et les tentatives d’assassinat.
Parmi les exemples de cette impitoyabilité, citons le bombardement inutile
d’Hiroshima, la guerre chimique contre les Vietnamiens, les tentatives
d’assassinat réussies ou non de dirigeants récalcitrants tels que Fidel Castro
et Lumumba, et des sanctions économiques qui coûtent la vie à des dizaines,
voire des centaines de milliers de femmes et d’enfants, comme l’a tristement
reconnu Madeline Albright dans une référence à l’Irak. Alors oui, les guerres
déclenchées par les États-Unis en Irak, en Afghanistan, en Libye, etc. sont
symptomatiques de cette impitoyabilité ou barbarie, comme vous l’appelez.
Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est le Dr. Jacques Pauwels ?
Jacques R.
Pauwels est un historien, chercheur et écrivain, né à Gand, en Belgique. Il a émigré
au Canada en 1969 après des études d’histoire à l’université de Gand
et s’est installé près de la ville de Toronto. Il y a poursuivi des études
doctorales à la York University de Toronto, se spécialisant en
histoire sociale de l’Allemagne nazie, et a obtenu son doctorat en 1976.
Il est devenu professeur d’histoire dans plusieurs universités canadiennes,
dont l’université de Toronto et celle de Guelph. En 1995, il a obtenu un
doctorat en sciences politiques dans la spécialité de la
réglementation des investissements étrangers au Canada. Il est
conférencier dans diverses universités de l’Ontario, dont l’Université de
Toronto, Waterloo, Guelph et a publié de nombreux articles.
Il a écrit plusieurs ouvrages traduits en
plusieurs langues dont « Women,
Nazis, and Universities : Women University Students in Nazi
Germany, 1933-1945 », « Le mythe de la bonne guerre »,
« Les Etats-Unis et la Deuxième Guerre mondiale »,
« Big business avec
Hitler », « Les mythes de l’Histoire moderne », Le Paris
des sans-culottes.
Son site
internet met en ligne des conférences et des interviews auxquelles il
a participé, ainsi que ses nombreuses publications http://www.jacquespauwels.net
Published in
American Herald Tribune August 13, 2020
1 comentário:
Beaucoup intéressant!Les vrais historiens ne sont pas limités par "Hollywood".Bjo
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